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Mars 2025. Le mot du président

Chères et chers collègues,

Au cœur du monde aujourd’hui pour le moins troublé, inquiétant, la démarche psychanalytique et la parole peuvent-elles être un appui ? Quelle place pour la psychanalyse soutenir aujourd’hui ? Quelle peut être encore l’efficience d’une parole ? Et celle d’une écoute ? Quel engagement de parole pour le psychanalyste aujourd’hui ?

Ces questions ne peuvent qu’être mises au travail au sein de notre Association, afin d’espérer être à la hauteur de la clinique analytique. Nous ne pouvons plus nous limiter à simplement revendiquer une pratique de la parole, un respect de l’ordre symbolique et une défense de l’humain. Il s’agit de raviver la spécificité d’une parole analytique, d’approcher la nature du sujet d’une telle parole.

Pour contribuer à relever le défi, je vous propose par ce mot un long détour par ce que le poète peut nous enseigner quant au statut de la parole qui s’enracine à partir de la commotion du réel et d’une prise dans l’affect, se déploie sous l’angle d’inclinaison selon lequel la part pulsionnelle s’énonce, et acte l’inscription de son méridien ou sa constellation lexicale irréversible qui atteste de notre être de sujet.

Concernant le diagnostic de la situation actuelle, il n’est guère possible de ne pas voir que la parole elle-même présente de nombreuses atteintes symptomatiques venant ébranler la confiance et l’estime à son égard, faisant vaciller son autorité et le crédit porté à son efficience réelle.

D’une part, nous assistons à un ravalement fréquent de la parole à des « éléments de langage », proliférant jusque dans les discours complotistes, dessinant un « empire du discrédit » . La parole peut être utilisée sans vergogne par de puissants bouffons, comme arme d’intimidation et d’aveuglement. Et cette dégradation de la parole va bien au-delà de la simple opinion. Comment dès lors penser l’engagement d’une parole analytique ?

D’autre part, cherchant à s’imposer, la parole peut se réfugier sous des alibis scientistes basés sur les « lois du passé » et le label « evidence-based », certifiant que les réalités dégagées de l’expérimentation ne peuvent manquer de se reproduire, tout en accordant une puissance exorbitante aux statistiques de l’opinion et du nombre, en vue d’établir des anticipations et des prospections.

Face à un tel malaise dans le langage, si la psychanalyse doit se réinventer, elle ne le peut pas en empruntant le même train du monde ni en demeurant dans les mêmes « éléments de langage » en visant simplement un plus de performance. La psychanalyse ne peut pas trouver sa validation dans des lois du passé sous quelque forme que ce ne soit ni selon le déterminisme « evidence-based » ni selon une crispation aux inventions psychanalytiques devenues légendes, remisées au musée, ayant perdu leur efficience de faire advenir.

Lacan, à la fin de son enseignement ainsi qu’au début de son parcours , a régulièrement témoigné d’une aspiration rêvée et tenace : si seulement l’acte analytique au sein du langage, interprétation dans le champ de la clinique, avait une efficience égale à celle du poème comme puissance d’être, tissant avec assurance fragile un axe vrai de l’existence, affirmation productive sans garanties, sous la modalité d’un peut-être, qui accorde cependant un nouveau départ et procure un sol nouveau pour un existant.

Je vous propose dès lors quelques prélèvements dans le champ de la poésie, pouvant servir de balises exemplaires — aucunement de modèles, encore moins de recettes — dans le champ de la clinique. Est-il possible de soutenir dans la clinique la geste et l’acte qui articulent la parole du poème ?

Jean-Paul Michel assigne à la poésie la tâche de répondre, par des signes, de la commotion de réel : « On écrit toujours sous l’effet d’une impulsion, d’une commotion, d’une attente, mais écrire, à ce qu’il m’en est du moins apparu à l’expérience, ce n’est pas simplement céder à cette commotion. C’est lui faire face. Toutes choses que l’adolescence est relativement incapable de faire, puisqu’elle imagine découvrir, inventer, où elle ne fait que répéter, cela serait-il, comme souvent, avec une grande énergie transgressive. Ce n’est pas tant la commotion que je redoute que le fait de la trahir, de la perdre dans des effets de littérature à quoi l’on se verra condamné tant qu’on n’aura pas gagné le lieu et la formule, si, par chance, il pouvait nous être un jour donné d’y atteindre ». Ce n’est que d’endurer la tâche d’un tel répondant face aux commotions que le poète estime avoir acquis tout son savoir, celui-ci ne trouvant sa source vive que dans cette « part d’éprouvantes commotions en quoi tient à mes yeux tout mon savoir ».

Quant à la nature du « réel » auquel faire face, ce ne peut être la réalité evidence-based du passé, le poète le rencontre plutôt dans « ce hasard et ce feu », événement de jouissance ou traumatisme pulsionnel. « Ce qui, au bout de ce presque demi-siècle de hasard et de feu se sera révélé à moi comme le plus réel est justement cela — que le plus réel est ce Hasard, et ce feu. Je ne vois pas qu’on le puisse appeler autrement que sacré. Si profane veut bien dire calculable et calculé, sacré ne désigne rien d’autre que l’incalculable réel. Mais lui donner seulement cela, c’est déjà tout lui donner. C’est devant lui qu’il faut tenir. »

Face à la déliaison du monde, Jacques Dupin conçoit l’acte de la poésie comme « conjonction de traits épars et de débris érigés, lien tressé de linéaments ennemis. Autorité fragile du souffle infini de la voix brisée. Mise à nu par le feu qui fait surgir la langue à travers le corps. » Face à la déliaison, ce qui peut en répondre, ce n’est que la puissance de la fragilité du souffle dans la voix brisée, à l’instar de ce que Freud avait reconnu quant à l’écoute de l’inconscient : « Nous aurons beau dire et redire que l’intellect humain est sans force par rapport aux instincts des hommes, et avoir raison ce disant, il y a cependant quelque chose de particulier à cette faiblesse : la voix de l’intellect est basse, mais elle ne s’arrête point qu’on ne l’ait entendue. Et, après des rebuffades répétées et innombrables, on finit quand même par l’entendre. C’est là un des rares points sur lesquels on puisse être optimiste en ce qui regarde l’avenir de l’humanité, mais ce point n’est pas de médiocre importance. » La proposition freudienne n’est pas sans rappeler celle de Socrate s’adressant à Calliclès, tentant de le convaincre de la justice de son dire. Au regard du séducteur qui « dit tantôt une chose, tantôt une autre » pour chercher à convaincre, « la philosophie dit toujours les mêmes ». Socrate de soutenir « qu’il est préférable pour moi que ma lyre soit privée d’harmonie et qu’elle sonne faux » et que « la plupart des hommes ne tiennent pas les mêmes discours que moi, mais me contredisent », « plutôt que, étant seul, d’être incapable de sonner juste avec moi-même et me contredire. »

Pour le poète, pour Freud, pour Socrate, si le souffle ne peut s’imposer par la force, lui faire servir sa voix est non seulement le devoir éthique à soutenir, mais aussi la meilleure puissance autorisant d’être optimiste.


Pour Jacques Dupin, cette « autorité fragile » ne s’atteste que dans la prise par le feu où se noue le langage et le corps, la parole et la jouissance. Lacan soutiendra quant à lui que l’enfant n’acquiert le langage qu’au gré d’un nouage entre les signes retenus dans la passoire qu’il a en lui et les éprouvés corporels les plus archaïques qui le traversent : « Le fait qu’un enfant dise peut-être, pas encore, avant qu’il soit capable de vraiment construire une phrase, prouve qu’il y a en lui… une passoire qui se traverse, par où l’eau du langage se trouve laisser…, au passage, quelques détritus avec lesquels il va jouer, avec lesquels il faudra bien qu’il se débrouille. C’est ça que lui laisse toute cette activité non réfléchie — des débris, auxquels, sur le tard, parce qu’il est prématuré, s’ajouteront les problèmes de ce qui va l’effrayer. Grâce à quoi il va faire la coalescence, pour ainsi dire, de cette réalité sexuelle et du langage. » La parole ainsi « se racine » dans le corps, dans la mesure où l’acte du dire fait pousser ses racines dans le corps trouvé-inventé, en même temps qu’il déploie la parole qui s’affirme comme articulation en sujet.

Selon André du Bouchet, l’éthique se soutient dans l’écart en deux impératifs. Tout en se gardant de toute recherche volontaire d’une interruption de la parole qui ne pourrait être que meurtrière, face à la personne disloquée, il s’agit cependant de faire face à la discontinuité afin que puisse s’y ancrer un nouveau point de départ de la parole : « urgence / pour la continuité perdue, en faisant demi-tour, de l’aborder de / front // et mot à mot entrer dans l’espace du retard ». Dans un trajet de parole au creux de la continuité « l’événement reste l’inconnu », même si « à cela ouvre une force de…» qui ne pourra être que de l’ordre d’un engagement sous la modalité du « désintéressement ». Au gré d’un tel retour, se gagne une « latitude dans l’étau », inscrivant une « distance respirable dans l’étau ». Et à un moment, non programmable, mais ne pouvant advenir que de l’avoir recherché aveuglément, et de l’avoir raté lors de toute tentative de saisie contrôlée, le mouvement accordera un retournement sur le souffle, selon une fraîcheur nouvelle : « retour / qui a pris force de l’en-avant ». Sous la perspective de cette émergence de la parole, l’organisation du monde ancien se trouve obsolète, sans qu’il ne soit souhaitable ni opportun de tenter de la reconstituer : « tout ce que je discerne — jusqu’aux pierres alentour et morceaux de bois épars / aujourd’hui paraît, quand je le vois, appartenir au / monde perdu qu’il n’y a pas lieu de regretter ».

Quant au poète Paul Celan, il soutient que ,« si le poème n’est qu’un parler », cependant « il n’est pas seulement langage », il est bien plus, pour peu que l’existence du poète s’y engage, pour peu que celui qui parle « n’oublie pas qu’il parle dans l’angle d’inclinaison où créature (part inhumaine de soi) s’énonce ».

Dans son discours prononcé lorsqu’il reçoir le prix Büchner en 1960, le poète Paul Celan se branche d’abord sur le récit par Büchner de l’errance de Lenz : « Le 20 janvier… » Lenz s’enfonce dans la montagne, pour un parcours qui le conduira à la folie caractérisée. Cependant Celan discerne une « contre-parole », un « retour du souffle », « l’affirmation d’un “Je” », une formule qui peut « faire date » pour peu qu’elle soit reconnue par le lecteur qu’est le poète. Grâce à l’acte de celui-ci, « une telle date persiste et demeure inscrite dans le poème ». Paul Celan s’interroge « partis de telles dates, quel circuit, tous, ne nous est-il donné de décrire? Et, nous-mêmes, pour quelles dates, nous transcrivons-nous? ». Ayant d’abord été à l’étrange, le poème, « dialogique », « clos et sur le pas », s’institue alors comme « rencontre » de l'autre, pour se trouver lui-même. Le poème assure ainsi la persistance de telle date, baptisée « 20 janvier », selon une « affirmation sans relâche posée sur le lieu de sa propre déliaison. À partir de son Déjà-plus il se déverse dans son Toujours-encore et assure ainsi la permanence de lui-même, son présent ». À partir du moment du plus grand péril s’inscrit alors dans le poème un acte du présent, et s’institue comme une assise originaire un « méridien » de la parole dans la langue, qui se dégage et prend forme à partir de la carte d’enfance trouvée-inventée.

Cette opération, inscrite dans l’espace d’un transfert depuis un autre vers un autre inconnu, Paul Celan la décrit d’une manière très précise :

« Je m’étais, l’une et l’autre fois, à partir d’un “20 janvier”, le mien (mon “20 janvier”), sur tel pas transcrit. / Une rencontre m’a mis en présence de … moi-même.
Je recherche également, puisque, à nouveau, j’en suis au début, le lieu de ma provenance. Je le recherche d’un doigt mal assuré parce qu’anxieux, sur la carte — carte d’enfant, à dire vrai, la seule que je possède.
De ces lieux, aucun ne se laisse situer, ils paraissent absents, mais je sais où, à cette heure, ils doivent surgir enfin, et… je découvre quelque chose.
Je découvre ce qui lie, et finalement amène, le poème à la Rencontre. / Je découvre quelque chose — à l’instar de la parole — immatériel, mais terrestre, de ce sol, chose ayant forme de cercle, et qui, passant de pôle à pôle, fait sur soi retour et intersecte — posément — toutes tropes — : je découvre… un Méridien. »


Salah Stétié, dans son livre L’interdit (1993), reprend la logique de cet acte qui consiste à œuvrer à la création de constellation lexicale irréversible, articulant la puissance affirmative d’un éclat improbable, le déploiement d’une parole, et la concrétion d’un nouveau départ assuré se saisissant lui-même dans son étrangeté en formation.

Le poète précise d’abord le statut accordé à la parole par la poésie ? « Pour beaucoup », le fait que « la poésie n’est faite que de parole » représenterait « sa principale faiblesse », parce qu’ils ne voient dans « la parole qu’une forme améliorée du rien », un outil de communication bavarde désignant les marchandises circulantes et les corps sans idées, non reconnus dans leurs affects, réduits à des produits, un « simple miroir de poche où viendraient, selon l’orientation désirée, se faire piéger, l’une à la suite de l’autre, les figures de l’univers », de la réalité, selon un « conglomérats » d’opinions, des éléments de langage, des constructions de story stelling, des savoirs évidence based , voir des amalgames de propos complotistes ou de fake news. Au contraire, « pour le poète », selon Salah Stétié, comme pour le psychanalyste pourrions-nous espérer, le fait que « la poésie n’est faite que de parole » représente en réalité « sa puissance affirmative », dans la mesure où « la parole, est une forme, à peine amoindrie, de la totalité pressentie », ancrée dans le réel dont elle institue elle-même la butée.

« Au sein du hasardeux langage », la poésie est véritablement un acte de « mise en place de constellations lexicales unissant, chacune, des astres élémentaires, par des rapports qui, de sembler définitifs, font soudain apparaître au jour comme une fatalité du corps verbal » ; cette constellation lexicale d’astres élémentaires « constituant à proprement parler, le premier éclat du poème. ». Si l’acte poétique accorde ainsi la chance d’une corporéisation en langue, tout en accompagnant l’improbable justesse de ce moment originel où les vocables s’organisent en telle constellation primitive irréversible, l’acte psychanalytique ne pourrait-il pas aussi être envisagé de même, selon sa puissance d’interprétation efficiente, rassemblant des éléments verbaux, ainsi des motions de jouissance et des morceaux de corps, afin d’accorder un ancrage et une existence en sujet.

Le poète précise le temps logique de la création de ce surcroît que constitue la constellation lexicale irréversible. D’abord « aveugles doigts contre aveugle corps », fait du « seul sentiment d’une densité, « premier toucher du corps», première reconnaissance encore obscure où s’allient paradoxalement la densité et la légèreté, « l’une et l’autre énigmatiquement dans l’apport d’un langage encore inexpliqué, en attente d’une élucidation ». Ensuite, dans l’étape de la lecture comme déchiffrement, tout comme c’était déjà le cas dans l’étape d’écriture, « les mots ne sont peut-être encore que valeurs, et musicalement parlant […] ne sont encore que jeux de la gamme ». « Plus tard, de cette brume, émergera, de plus en plus distincte […] “la figure” […] que celle-ci soit création ou, par la lecture, re-création […] [c-à-d] la préhension, par le sens extérieur, de la modalité intérieure en formation active dans la parole et dont l’aboutissement normal est le poème ». L’acte, dont l’efficience relève de la torsion d’un tel temps logique, apparaît paradoxal puisque consistant à « espérer saisir du dehors quelque apparence du dedans », car « il n’est point, poétiquement parlant, de dedans non plus que de dehors, — l’un étant de l’autre expression inversée, symbolique projection ».

La constellation poétique en son émergence est « non pas vraiment un inconnaissable, ni même un inconnu définitif, mais, dans le soudain éclair de sa prise en charge, une totalité opaque à vocation probable de transparence : certitude suspendue en attente de toutes les communications promises, et c’est, entre lampe et nuit, l’éblouissement par cela qui maigrement éclaire ou par ce qui, faisant ténèbres, semble espérer de sa nuit même un impétueux dégagement solaire et l’exigence d’un déchiffrement. » La parole analytique, si elle touche au non-sens, n’espère-t-elle pas de même permettre un impétueux dégagement de sens, inouï encore, révélant l’archaïque. Pour le psychanalyste, au point de vacillation du sujet, il s’agirait d’avancer à tâtons, les doigts ouverts et tendus, avec des précautions et des prudences, pour ne pas mutiler ni briser les mille fragilités alentour, et trouver une éclosion au cœur de toiles d’araignées ou de pièges que constitue le symptôme. Face à la fragilité d’un tel « terrible moment », il s’agirait d’avoir « un œil au bout de chaque doigt pour tâter l’ombre » afin de dégager « une totalité opaque à vocation probable de transparence, une certitude suspendue en attente » d’être reconnue.

Pour revenir à la situation actuelle : que vaut la poésie face à la violence du monde et les maladies de la parole ? Comment soutenir un dire en regard du déploiement du cynisme de la politique adossée à un capitalisme (il)libéral ? Comment tenir face à une violence systémique invisible, mais infiniment plus redoutable que les quelques violences subjectives montées en épingle pour justifier un déploiement insensé, répressif et intéressé, en couplant la violence systémique avec des éléments de langage lui servant d’alibi ? Dominique Fourcade, poète contemporain, se montre tout particulièrement engagé, de tout son être, douloureusement, dans un tel enjeu. Et je voudrais partager avec vous deux de ces propositions en acte. Tous ses livres proposent en réalité de semblables positionnements face au réel du monde, face à la violence, face au deuil. Tout comme le poète témoigne qu’il ne peut répondre qu’avec l’arme du poème et de l’écriture, la psychanalyste ne se devrait-elle pas de répondre avec l’arme de son écoute donnant consistance à la parole, et par son acte d’interprétation posant de nouvelles possibilité de départ en sujet, à partir de l’existence menacée.

Dans son livre éponge modèle 2003 , le poète tente de faire face à ce « viol du féminin par le masculin [qui] aura été la marque du siècle », de faire face à des scènes de viol telles que décrites lors du génocide au Rwanda, et même de faire face « au viol du masculin, autre marque du temps », violence systémique dont il avoue « je n’en dirai rien parce que je sais comment l’aborder. Il est général, et je ne sais qui le commet, je n’ose regarder personne, et les miroirs, à la maison, j’ai pris bien garde à les voiler. » Quel peut être le répondant poétique face à une telle violence ? Dominique Fourcade soutient que « toute écriture », poétique, plurielle, fragmentaire, « étalant de l’air, ne sera que le cerf-volant de ce genre d’années. Ou scarabée. On s’en tiendra à la capacité de sommation spatiale d’une éponge. » Et cette possibilité de faire face à la violence, en l’absence de mots explicites disponibles pour la dire, violence d’enfance, violence réelle de la part de soi encore sans parole, aussi bien qu’au regard de la violence subie dans l’enfance, voilà ce qu’il peut attendre : « Alors c’est ça que j’ai demandé à la poésie dès le départ, encore très enfant, de me sortir l’intérieur du viol et de le mettre à plat. » Cela ne renvoie-t-il pas à ce que l’on pourrait aussi, dans un autre champ, attendre de l’efficience d’une parole analytique, d’une dire ancrée au-delà de tout énoncé disponible ?

Dans son dernier livre ça va bien dans la nuit glacée , texte écrit dans les suites de la guerre déclenchée par les attentats du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023, Dominique Fourcade témoigne d’abord de son éprouvé traumatique : « quand même quelle douche nous prenons ensemble, aujourd’hui, maintenant, à la fin de notre vie, nus et sans protection, d [c-à-d Dominique Fourcade] passe de douche à détresse, ensemble comme jamais sans que nous l’ayons voulu, du fait que l’Occident, meurtre sur meurtre, s’effondre sur lui-même sous les coups qu’il se porte en propre. il est terrible d’être ensemble à ce point parce que nous devenons sans nom, le néant ». Quel recours dès lors peut encore constituer, pour le poète, l’écriture ? Quelle peut encore l’écoute de l’analyste en de tels moments ? C’est en ce point d’extrême péril qu’il est précieux et énorme cependant, de pouvoir dégager la fragilité d’une voix venue d’un autre (Kafka), et destinée à un autre (celui qui recueillera le message et pourra s’en soutenir). Voici comment le poète soutient son écoute et sa parole en un tel point : « c’est là (au cœur de cette parabole) que je t’ai entendue murmurer, in extremis, infiniment reconnaissant et ébloui qu’elle te soit venue, la phrase de Kafka qui suggère la possibilité donnée par la littérature de faire un bond hors du rang des meurtriers. phrase capitale, comment comprendre, littérature ou non. je ne sais si la littérature donne réellement cette possibilité, mais je sais que c’est ce qu’il faut à tout prix faire maintenant ». Il s’agit d’une possibilité sans garantie, ni du côté de sa réalisation, ni du côté d’une efficience imposée, mais cela engage cependant : « je sais que c’est ce qu’il faut inventer, je ne sais pas comment le faire » et même « me manquent les forces au moment où j’en aurais le plus besoin ». C’est là cependant que « je peux juste répercuter ton murmure pour le cas où les autres, ceux qui sont dans la même clandestinité que moi, mais pas dans la même faiblesse, le capteraient ».

En prolongement de ce livre, dans son texte Tueuse, et tuante , toujours en confrontation avec la situation Israël-Gaza, le poète Dominique Fourcade se sent engagé selon une éthique propre qu’il s’est forgée : « j’en tire la leçon suivante : me tournant vers quiconque, l’autre, toi par exemple qui m’es familier précisément parce que j’identifie en toi l’autre, je jure de faire en sorte qu’il y ait toujours une place pour ton angoisse dans mon angoisse. je le jure et ne suis pas sûr d’y parvenir, mais c’est mon devoir d’écrivain. » Il s’agit d’un accueil dans la reconnaissance des affects, reconnaissance au-delà de toute justification identitaire, et portant au-delà de toute promesse, au-delà des limites de la consolation.

Un tel devoir ne rejoint-il pas, ailleurs et autrement, celui de l’analyste ? Accueillir l’affect, y soutenir une reconnaissance au-delà de tout prédicat identitaire, y trouver source pour une parole, qui s’enracine d’un dire et ouvre à une articulation subjective. Accorder la chance de pouvoir retrouver un point de départ en sujet à partir de l’affect d’angoisse et de détresse, en restituer les conditions productives pour trouver-inventer son méridien.

L’éthique de la psychanalyse peut-elle se hisser à la hauteur d’une telle éthique proposée par le poète : accepter d’accompagner la prise dans les affects d’où un sujet puisse (res)surgir, sans certitude, mais avec la conviction que c’est là qu’il faut chercher ? Si la psychanalyse cherche à relever le défi d’un tel enjeu, à soutenir en ce point-là, elle ne peut se contenter de la consolation ou de la promesse, elle a la tâche au contraire de relever le défi d’ouvrir des destins en sujet à partir, au cœur, des affects du temps présent.

Cela me permet de conclure ce long message par une invitation à travailler ensemble, élaborer dans un transfert de travail, le nouage entre les affects, la détermination des symptômes, la parole et l’affirmation en sujet. Ce sont ces enjeux que nous chercherons à déployer lors des journées d’Espace analytique Belgique les 22 et 23 novembre prochains sous le titre « Angoisse & destins de l’angoisse ». Je vous propose d’en retenir déjà la date et espère que vous y serez des nôtres.

Antoine Masson, président de l’OA d'EaB

1° Voir Salmon Christian, L’empire du discrédit. Les Liens qui Libèrent, Paris, 2024
2° « hiatus irrationnalis », poème de Jacques Lacan écrit en 1929, publié dans la revue surréaliste Le phare de Neuilly en 1933 et dans le Magazine Littéraire, 1977 n° 121 (voir
3°Michel, Jean-Paul. (2006) « La poésie est la morale même, en action », La nouvelle Revue Française, janvier 2006, Nº 576.
4° Jean-Paul Michel, La vérité jusqu’à la faute, Paris, Gallimard, 2007, p. 12
5° Michel Jean-Paul, Difficile conquête du calme, suivi de Trois lettres sur la Poésie «& de Trois poème, Joseph K., 1996
6° Dupin, J., Écart, Paris, P.O.L., 2000.
7° L’avenir d’une illusion, traduction de Marie Bonaparte, Paris, puf, chapitre x, 1971, p. 76-77
8° Platon, Gorgias
9° Lacan, Jacques. « Conférence à Genève sur le symptôme », (octobre 1975), La Cause du désir, Navarin, n° 95, avril 2017, p. 13-14
10° du Bouchet, André. Carnet, Fata Morgana, Paris, 1994 (notes de mars 1957) p.121-122
11° Celan, Paul. Le Méridien 1960 - (Traduction André du Bouchet) Fata Morgana, Paris, 1995
12° Stétié, Salah. L’interdit. José Corti, Paris, 1993

13° Fourcade, Dominique. éponges modèle 2003. P.O.L, Paris, 2005
14° Fourcade, Dominique. ça va bien dans la nuit glacée, P.O.L, 2024
15° Fourcade, Dominique. Tueuse, et tuante. Revue METTRAY, septembre 2024