Janvier 2024. Le mot du président

Chères et chers membres d’Espace analytique Belgique,
Chères et chers collègues,

2023 aura été bien remplie et l’occasion de nombreux échanges tant au sein d’EaB qu’avec les autres associations. L’année écoulée a été marquée par la réalisation du nouveau site d’Espace analytique Belgique, et sa mise en ligne en décembre. Nous vous invitons à le découvrir et du même coup y retrouver les activités de 2023 et l’annonce de celles de 2024.
Début janvier est aussi le moment de souhaiter à chacun le meilleur pour l’année qui vient. Mais comment formuler un tel « meilleur » au-delà de ce que l’on peut explicitement attendre, vouloir ? Souhaiter les bons vœux ne va pas sans convoquer, d’un point de vue propre, le monde dans lequel nous vivons. Quel discours la psychanalyse peut tenir à l’égard de l’état du monde ? Comment peut-elle procurer une aide pour s’y inscrire ? Que peut-elle apporter ?
Un temps de suspens semble bien nécessaire : d’abord parce que l’année qui se termine nous laisse dans une situation du monde interpellante, voire angoissante ; ensuite parce qu’il y a lieu de s’interroger sur ce que, du point de la psychanalyse il est possible non seulement de souhaiter mais aussi de proposer en acte afin d’ouvrir quelques nouveaux chemins de vérité et quelques précipités de bonheur réel durant cette année 2024.
Les manifestations de violence semblent envahir notre monde de toute part: violence politique bien sûr, avec non seulement les guerres mais aussi une violence des discours tenus par des bouffons mis en place d’obtenir le pouvoir politique ; violence dans le champ du sexuel et les relations entre les genres ; violences des identités blessées, des minorités, des déplacés, des réfugiés ; violence, non encore révolue, des effets de la pandémie en particulier par leur impact sur les enfants et les adolescents en métamorphoses empêchées ; violences écologiques et climatiques, catastrophes dites naturelles mais qui atteignent les humains dans leur corps et dans leur capacité de rêver ; violence aussi des institutions et parfois des liens crispés entre collègues ou des manques de reconnaissance de notre valeur subjective par les rouages de management ; sans compter les violences au sein des liens avec les proches, emprise allant jusqu’à l’intime de soi-même…
La violence est-elle plus importante aujourd’hui ? Du côté des chiffres « objectifs et empiriques », il n’est pas aisé de répondre, tant cela dépend de la définition que l’on accorde à la violence, de la nature des violences prises en compte et, il faut le dire, de l’endroit où nous nous situons sur la planète. Nous trouverons toujours période plus clémente, mais aussi moment de terreur plus grande.
Une évidence cependant s’impose : il y a une difficulté croissante aujourd’hui à s’orienter face à ces déchaînements de la violence. Il apparaît de plus en plus complexe, face à ces manifestations de violence, de tenir un cap assuré.
Quelle orientation dès lors la psychanalyse pourrait-elle nous permettre ? En quoi la psychanalyse pourrait-elle servir, sinon en procurant des repères, du moins en offrant des boussoles et points d’appui afin de soutenir notre désir ? De quel type d’apport peut-elle être en ces temps incertains ? Voilà le questionnement que je souhaiterais soutenir avec vous en ce début d’année, non pour y trouver la réponse définitive mais dans l’espoir d’ouvrir un chemin qui vaille, par son orientation plus que par une destination assurée : on va plus loin quand on ne sait pas où on va, à condition cependant de maintenir un cap.
Le point de départ de ce que peut apporter la psychanalyse ne peut être qu’une limite : la psychanalyse n’est pas en mesure, et cela ne serait pas souhaitable, de produire un savoir sociologique, politique, climatologique particulier ; ce qui bien sûr ne nous dispense nullement de nous informer sur ces savoirs, et nous convoque au contraire à dialoguer avec eux.
Afin de préciser le type d’apport de la psychanalyse sur ces questions, je vous propose un détour par les pistes ouvertes par Lacan en 1950 (« Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie », communication pour la XIIIe conférence des psychanalystes de langue française (29 mai 1950) en collaboration avec Michel Cénac, Écrits, p.125-149) lorsqu’il examine comment la psychanalyse pourrait rendre compte de la réalité du crime venant déchirer la trame du monde pour s’imposer comme une conduite destructrice du bonheur de la réalité familière, d’où le fait que Lacan qualifie le crime comme « conduite irréelle ». Bien sûr, cela fait trois quarts de siècle ! Nous pouvons espérer cependant que l’exemple de la démarche puisse avoir un intérêt aujourd’hui afin de s’orienter en regard de tout ce qui vient mettre à mal notre monde, et en particulier les conduites violentes, les effractions à échelle de nations ou de planète, et qui s’impose bien comme des « faits irréels » venant de déchirer la trame familière du monde.
Lacan précise d’abord qu’il s’agit de tenir bon sur l’épistémologie spécifique à toutes les « sciences de l’homme [qui] — parce qu’elles s’incarnent en comportements dans la réalité même de leur objet — ne peuvent éluder la question de leur sens, ni faire que la réponse ne s’impose en termes de vérité. » Il soutient ensuite la place particulière de la psychanalyse au sein du champ des sciences humaines : dans la mesure où la démarche analytique s’attache, à partir d’un dispositif d’écoute, à dégager la vérité du sujet, et que l’efficacité de sa pratique ne tient qu’à la responsabilité assumée par le psychanalyste d’intervenir dans la construction même de cette vérité : « Nul ne le sait mieux que le psychanalyste qui — dans l’intelligence de ce que lui confie son sujet, comme dans la manœuvre des comportements conditionnés par la technique — agit par une révélation dont la vérité conditionne l’efficace ». Vous y entendez la manœuvre du transfert, les boussoles conceptuelles afin de s’orienter dans ce qui s’entend, les actes d’interprétation, d’où la vérité toujours mi-dite s’institue comme une production nouvelle.
Après ce rappel, Lacan en vient à questionner les modalités de l’apport de la psychanalyse à ce domaine, en apparence extérieur à son champ, qu’est la criminologie. À partir de « la technique qui guide notre dialogue avec le sujet et les notions que notre expérience a définies », quelle pertinence trouver dans l’approche des ressorts du crime ? Aujourd’hui, début 2024 nous pouvons reprendre cette question en la reformulant : que peut offrir l’écoute analytique et nos clés conceptuelles afin non seulement de comprendre mais aussi de s’orienter et de faire œuvre subjective dans le monde tel qu’il est ?
La mise en garde de Lacan en 1950 demeure toujours pertinente : il ne s’agit pas tant « de contribuer à l’étude de la délinquance » ! Aujourd’hui, il ne s’agit pas tant de prétendre à un savoir probant qui puisse être appliqué au monde déchiré par la violence, ni d’avoir l’arrogance de faire la leçon aux supposés égarés, mais plutôt d’abord de « poser les limites légitimes » de notre savoir, pour ensuite ouvrir à quelques éclairages portant sur la dialectique sous-jacente, selon une mise en forme des dynamiques inaccessibles qui rendent compte de la réalité, grâce à des hypothèses tenues à partir d’un point obscur pouvant avoir puissance d’interprétation en acte. Par ailleurs, Lacan insiste déjà en 1950 : il ne s’agit pas de « propager la lettre de notre doctrine sans souci de méthode », mais plutôt de « repenser [ces points de doctrine], comme il nous est recommandé de le faire sans cesse, en fonction d’un nouvel objet. » Ainsi, si la psychanalyse aujourd’hui peut permettre de se forger une orientation dans ce monde, le cap ne peut nullement consister sous la forme d'un contenu qui serait déjà décidé et acquis. La psychanalyse se doit de réinventer son orientation dans chaque situation singulière à laquelle elle se confronte et qu’il lui est donné de connaître depuis sa seule lorgnette, limitée mais pointue, c’est-à-dire seulement à partir de son mode d’écoute et d’appréhension du symptôme ou sinthome, de son expérience de la clinique acquise dans une pratique.
Dans son texte de 1950, Lacan montre comment la psychanalyse est en mesure d’éclairer les vacillements de la responsabilité corrélatifs à ces « conduites irréelles » (crimes) venant faire effraction dans la réalité, non en suivant un savoir établi, mais plutôt en se laissant enseigner par l’expérience puisée dans l’écoute de sujets singuliers, y ayant découvert les mêmes ressorts dialectiques que ceux au fondement des avatars de la société : « Que si en effet en raison de la limitation [au sujet singulier] de l’expérience que [la psychanalyse] constitue, elle ne peut prétendre à saisir la totalité d’aucun objet sociologique, ni même l’ensemble des ressorts qui travaillent actuellement notre société, il reste qu’elle y a découvert des tensions relationnelles qui semblent jouer dans toute société une fonction basale, comme si le malaise de la civilisation allait à dénuder le joint même de la culture à la nature. On peut en étendre les équations, sous réserve d’en opérer la transformation correcte, à telles sciences de l’homme qui peuvent les utiliser, et spécialement, nous allons le voir, à la criminologie. »
À partir de quelques clés et hypothèses, à partir de ce qui s’entend, il s’agit dès lors de dégager ce qui se joue au niveau de l’inconscient, de la pulsion, de la jouissance, de l’angoisse et des affects, afin d’éclairer les impasses, ruptures et cristallisations symptomatiques, et surtout soutenir une orientation qui nous identifie comme sujet et nous met en position de faire œuvre de vérité.
En tenant fermement sur un tel cap, il s’agirait de suivre aussi bien la maxime du philosophe Platon, énoncée par la voix de Socrate s’adressant à Calliclès, « La philosophie dit toujours la même chose » — Socrate s’adresse à Calliclès pour lui dire sa différence : « aussi merveilleusement doué sois-tu [Calliclés], quoi que dise ton favori, et de quelque manière qu’il prétende se comporter, tu n’as pas la force de le contredire, mais tu te fais ballotter de ci de là ; ainsi, dans l’assemblée, si, après que tu aies parlé, le « dæmos » athénien n’est pas d’accord avec toi, tu changes d’avis pour parler comme il veut, et, vis à vis de ce beau jeune homme, le fils de Pyrilampe, tu ressens la même chose. C’est que tu n’es pas capable de t’opposer aux desseins et aux dires de tes favoris » — que cette assertion de Freud : « La voix de l’intellect est basse, mais elle ne s’arrête point qu’on ne l’ait entendue », indiquant par là l’éthique d’une fidélité à l’intelligence dégagée à partir des hypothèses productives (inconscient, pulsion, topiques) et des enseignements de la clinique des rêves, des symptômes et autres productions de l’inconscient ramenées au même fondement et à la singularité diverse de ses destins.
S’il s’agit bien de soutenir ainsi notre « identité » depuis l’intellect de la psychanalyse, reste à savoir de quelle modalité de l’identité il peut s’agir. Dans son séminaire du 18 décembre 2023 (tenu au Théâtre de la commune, à Aubervilliers), traitant de la possibilité de construire une nouvelle orientation dans un monde de désorientation, Alain Badiou établit une distinction qui nous semble pertinente entre deux stratégies pour « faire identité ». À l’opposé d’une stratégie frileuse de l’identité qui tente de s’affirmer en se purifiant et en se distinguant de l’autre, en tentant d’exhiber une différence péremptoire à l’égard d’un autre discrédité, une tout autre modalité consiste à soutenir la persistance d’une identité créatrice, à maintenir ferme une clé qui puisse faire œuvre, à affirmer une voix, en tenant un fil, en performant une singularité tout en l’ouvrant vers l’infinité du monde à parcourir. Une telle insistance de l’identité s’attache au « même » tout en s’altérant, s’en servant pour tisser dans l’altérité du monde une nouvelle vérité, donner lieu à un faire œuvre de soi-même dans le monde.
Une telle identité œuvrante permet le déploiement du « même » hanté par l’altérité » ; elle consiste en un acte du sujet divisé ou en un « ici en deux » (André du Bouchet) ; elle se (sou)tient ferme à partir de l’« ombilic obscur » du rêve ou les racines d’ombre du poème, tissé dans son être par la différence productive selon une « fraîcheur » ou une ouverture du monde grâce à quelques clés. S’il s’agit d’une affirmation de « soi-même », ce n’est qu’à partir d’un « redoublement du même » dont l’essence dialogique est celle d’un je-tu qui s’articule depuis la différence absolue, se déclinant comme absence de rapport sexuel et malentendu, déterminant ce que Lacan nommera « troumatisme » et qui consiste aussi en un certain toucher de l’absolu, indexant ainsi le sujet divisé qui "s’y racine", c'est-à-dire y trouve sa source.
Tandis que prolifèrent les identités défensives, les volontés de retrouver la grandeur et la suprématie, les velléités d’éliminer la "menace" — celle-ci pouvant prendre au niveau politique la figure de l’ennemi terroriste ou plus simplement du migrant, et au niveau personnel de l’autre décevant, voire persécutant —, comment soutenir une telle identité créatrice qui consiste et insiste selon une orientation maintenue dans le brouillage du monde et autour de laquelle se trouve réuni ce qui fait notre valeur de sujet ? Et c’est bien à cette tâche que nous souhaitons au sein d’Espace analytique Belgique contribuer, à échelle de singularités, à travers la mise au travail, les échanges dans les différents ateliers, les aiguisements de notre écoute dans le cadre des intervisions, les débats lors des conférences et journées d’études.
Après ce détour je peux, sans trop de risque de malentendu, formuler mes vœux pour l’année qui s’ouvre.
Il ne s’agira pas, à l’instar de tel discours d’homme politique, de souhaiter la prospérité retrouvée du pays à travers de nouvelles lois visant à réguler les flux étrangers et de grands programmes de « réarmement », au sens premier aussi bien que métaphorique, afin de garantir et purifier l’identité du groupe. Non! Pour notre Espace analytique Belgique, il ne peut s’agir d’un tel vœu de se faire une identité pure organisant la ségrégation de ce qui n’y serait pas inclus.
Dans une tout autre perspective, prenant appui sur la notion d’identité créatrice et tenant ferme sur les limitations de nos prétentions savantes, je voudrais vous souhaiter d’« être vous-même », ou plutôt, nous pouvons nous souhaiter d’« être nous-mêmes », selon un "redoublement du même" traversé de la différence productive, et frayant ainsi une orientation dans le monde, pour y inscrire aussi bien nos pratiques, nos cliniques, nos vies intimes et nos liens avec ceux qui nous sont chers. Et si le chemin n’est assuré ni quant à sa source ni quant à sa destination, souhaitons-nous qu’il n’en est pas moins un précipité de bonheur réel, retrouvé à chaque instant sur fond de vacance — ce que le poète André du Bouchet nomme une « trouée », un « fraîchir » (la forme du verbe infinitif indiquant la valeur d’acte au présent), pour peu qu’il nous soit donné de pouvoir nous tenir à « hauteur réelle » en mouvement sur la faille.
Pour André du Bouchet, comptent essentiellement les blancs entre les fragments : ils donnent l’intonation même de la parole du poème. Les blancs sont ainsi le "dire" entre le "dit" des fragments, tout comme pour Pierre Reverdy, la valeur du poème ne tient qu’à la présence du « dire » entre les lignes du « dit »: 

Rien ne vaut d’être dit en poésie que l’indicible, c’est pourquoi l’on compte
beaucoup sur ce qui se passe entre les lignes
(Pierre Reverdy « Le livre de mon bord »)

Que ce soit entre les lignes ou par les blancs entre les fragments, la véritable valeur du poème ne se révèle que grâce au lecteur providentiel, im-programmable, d'où le péril du poème qui s'expose sans garantie de trouver salut en tel lecteur. 

Je terminerai dès lors cet augure pour l’année 2024 en laissant au poème la liberté d’ouvrir en chacun un chemin improbable

                                                                comme être — et la
première fois de nouveau — sur les arêtes de la langue.

 

cela est toi.         volet disparu, l’autre est là.             cela est
toi.

 

            solidité sans finir,

deux fois j’ai démêlé.                                   puis, cela est redevenu
                                    inintelligible : la montagne.           deux fois
                                                                l’épaisseur inintelligible.

                                                (André du Bouchet, « Fraîchir (I) »dans « Ici en deux », 1986)

*

                                                                                 Comme, au chemin de
nouveau détrempé,  fraîcheur à nouveau,  chemin,   précipité sans
chemin ?

                       (André du Bouchet, « un jour de dégel et de vent » dans « Matière de l’interlocuteur », 1992)

*

Antoine Masson
Président d’Espace analytique Belgique

 

 

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