Juin- Juillet 2023. Mot d'ouverture de mandat du président

En ce début de mandat comme président, je suis très honoré de pouvoir poursuivre tout ce qui s’est mis en place et déployé depuis 12 ans au sein d’Espace analytique de Belgique, espace tissé de convivialité, d’ouverture, de recherche et de transmission.

Face à un monde en crise, voire un monde qui bascule, face à un monde aussi dont les coordonnées se transforment tant au niveau des singularités, des conceptions de la famille, des identités de genre que des enjeux politiques, face à de telles métamorphoses, l’atout, l’enjeu et la mission d’un espace analytique est de soutenir de manière plurielle quelques « hypothèses » heuristiques et productives, dans le fil d’une réappropriation de l’héritage de Freud, Lacan et quelques autres.

Par la notion d’« hypothèse », il faut entendre un positionnement dans les multiples sens du terme : aussi bien une posture, une perspective qu’un engagement clinique couplé à une boussole axiomatique. Le soutien d’une hypothèse consiste dès lors en un acte performatif visant à faire exister une dimension insoupçonnée, à entendre de l’inouï encore, en pariant sur une potentialité subjective. Une telle opération œuvrant dans le champ de l’écoute et de l’interprétation, rejoint la puissance propre du poème qui selon René Char est advenue d’une « connaissance productive du Réel », poème qui se forme selon une approche graduée du Réel. Ce caractère performatif de l’hypothèse, se tenant dans le champ de la parole tout en se confrontant à un Réel non donné à l’avance, rejoint ce que Roland Gori a nommé la « preuve par la parole ».

Il est important de noter que de telles « hypothèses » se distinguent des hypothèses formulées dans les dispositifs empirico-expérimentaux, pour lesquels il s’agit de vérifier la conformité à tel ou tel connu déjà accessible. Les hypothèses performatives au contraire s’envisage comme des boussoles de recherche et d’exploration sans énoncés de buts programmables, ouvrant les potentialités d’un sujet et permettant la rencontre.

Notre tâche est dès lors de faire d’Espace analytique Belgique un espace pluriel au sein duquel nous pouvons soutenir de manière collégiale de telles hypothèses, à partir desquelles il s’agit d’examiner, échanger et se transmettre ce qu’il n’est possible d’entendre que grâce à ces hypothèses spécifiques, et ce afin d’en permettre l’efficace qui s’en dégage.

Citons de manière non exhaustive quelques-unes de ces hypothèses, toujours à rafraîchir afin d’en éviter la désuétude.
– L’hypothèse de l’inconscient d’abord, nécessaire et légitime, qui a une valeur heuristique et pratique permettant de saisir les différentes manifestions symptomatiques. Suivre cette hypothèse consiste à prendre acte d’une « conscience dont on n’a pas conscience », d’une « autre scène » sur laquelle se trouve engagé notre être de désir, ce qui nous fait sujet au-delà de toute volonté moïque.
– L’hypothèse du transfert qui, à l’instar de la déclaration d’amour, fait exister les processus psychiques qui s’y déploient et s’y transforment.
– L’hypothèse du parl-être comme actualisation de notre être de sujet, toujours déjà irrémédiablement réorganisé par les lois du langage et le nouage de l’articulation symbolique avec un nouveau Réel qui se constitue comme butée, rencontre, tuché, cristallisant dès lors les points de jouissance indexés à la dimension de la lettre.
– Ceci nous amène à cette nouvelle hypothèse lacanienne, celle de la jouissance qui, alors qu’elle se déploie toujours comme une saisie d’un corps, s’articule cependant aussi bien à partir des productions culturelles. L’enjeu d’inscrire une loi de cette jouissance qui se diffracte selon les registres du Réel, de l’Imaginaire et du Symbolique
– Et bien sûr, l’hypothèse du sujet qui n’est nullement identifiable comme une volonté et un contrôle mais plutôt comme une topologie s’inscrivant dans la matérialité d’un corps, ou comme la logique d’un acte qui tisse notre être de non-être tout engagé qu’il soit dans le roc biologique. Le sujet est dès lors coextensif à la topologie d’un manque d’où d’articule tout le possible et même son excès de Réel.
– Ou encore, l’hypothèse d’un objet réel quoique toujours déjà perdu, autour duquel notre être de sujet tourne, objet qui conjoint le manque et l’excès, qui ne se constitue dans sa forme et son être que par la quête d’un désir qu’il cause. Un tel objet étrange ne pourra être isolé comme une réalité antérieure mais seulement se révéler dans l’après de sa constitution comme un avenir Réel.

Du soutien de telles hypothèses, une dimension essentielle de l’éthique de la psychanalyse consiste à ne cautionner aucun des privilèges accordés à des normes préétablies, à des identités qui s’imposent, à des classement préétablis, ou à des catégories idéologiques. Au-delà de tout contenu apriori, l’engagement fidèle à de telles hypothèses permet au contraire d’analyser et de mettre à jour les dialectiques œuvrantes qui constituent toute singularité, et de faire ainsi l’épreuve d’existence d’un Réel où s’enracine dans l’ombre notre existence de sujet et la consistance de notre monde.

Gageons que de telles hypothèses soient universelles, certainement pas au sens d’être généralisables afin d’inféoder tous les particuliers, mais plutôt universelles au sens de pouvoir faire chemin d’invention partout où elles sont soutenues, dégageant dès lors des singularités incomparables et toujours fraîches, autorisant la possibilité de s’énoncer à nouveau, comme pour la première fois, sur les arêtes de la langue.

Parions que de telles hypothèses fournissent une orientation afin de penser de nouvelles réalités cliniques, par exemple les destins contemporains de la sexualité, du genre, du patriarcat. Comment de tels enjeux peuvent-ils s’éclairer et trouver leurs perspectives, ouvertes en avant grâce à de telles hypothèses vives ? Comment de telles hypothèses permettent-elles de critiquer les enlisements symptomatiques du patriarcat ? Comment aussi ces hypothèses œuvrent-elles afin de dégager les inventions de tel ou tel sujet singulier, en vue d’inscrire son désir neuf, à partir de ses sources atemporelles ? De telles boussoles devraient permettre de tracer une voie transversale et créative, en subvertissant de l’intérieur les querelles idéologiques. Et ainsi, face à un comportement sexuel venant mettre à mal les normes établies, éviter la triste alternative où s’opposent d’une part la dénonciation de la méconnaissance de telle ou telle loi fondatrice, et d’autre part la fascination par une supposée vertu, évidente et non questionnée. Au contraire, le soutien de telles hypothèses permet d’ouvrir le frayage d’une voie pour explorer ces nouvelles singularités, y reconnaître les voix inédites du désir.

Le soutien de telles hypothèses doit également permettre de faire face aux actuelles remises en cause de la psychanalyse, de résister aux contestations et menaces de discrédit, tout en se laissant entamer par la critique, afin de retrouver les arrois de sa cause désirante.

À titre d’exemple, reprenons trois énoncés élémentaires de la critique envers la psychanalyse : son « discours hermétique », ses « querelles de chapelles », son « mépris des savoirs fondés sur les preuves empiriques et statistiques ». S’il s’agit bien d’entendre la critique, ce ne sera qu’en la prenant au sérieux sans la prendre au mot, en l’envisageant comme un aiguillon nous forçant à affûter le tranchant de la démarche analytique.
– Concernant la supposition d’hermétisme, si la psychanalyse a bien le devoir de se guérir de l’hermétisme péjoratif qu’est le jargon idéologique formant un costume chamarré pour assurer une prise de pouvoir et le camouflage de son incurie, la psychanalyse a cependant aussi le devoir de ne pas céder sur une autre forme efficiente d’un hermétisme lié à la démarche. Il s’agit en effet de soutenir que toute proposition nouvelle ne pourra être arrachée que comme une comète d’obscure-clarté, comme « une évidence gardant ses racines d’ombre », « une cristallisation de vocable irréversible » (selon les mots du poète Salah Stétié) ou encore se proposer comme un « un poing fermé dont il est libre à chacun de faire une main ouverte », une « bouteille à la mer sur une plage du cœur » en attente de son lecteur providentiel (selon les formulations du poète Paul Celan). Il s’agit aussi de ne pas céder sur certains concepts et leur formulation, ni sur les mots techniques des inventions conceptuelles ou interprétatives, celles-ci ne peuvant pas toujours être traduites sans perdre le vif.
– Quant aux dites querelles de chapelle, ne témoignent-elle pas aussi que, pas plus qu’il n’y aurait de rapport sexuel, il ne peut y avoir de consensus idéologique qui puisse fonder une institution analytique pleine et unie dans son discours ? Toute tentative de parvenir à une telle cohérence unitaire ne conduirait-elle pas à l’impasse, et dès lors aux guerres du dogme ? Ainsi, afin d’éviter les mauvaises querelles de discrédit, branchées sur les ravages des guerres narcissiques, la seule issue consiste à soutenir les singularités, les puissances de l’hétérogène, tout en permettant à chacun de tenir son propre fil dans un espace pluriel, dans le respect des différences.
– Quant au supposé désintérêt des savoirs scientifiques, la psychanalyse doit bien sûr se garder de verser dans l’obscurantisme. Cependant, si elle ne peut ignorer les résultats d’études empiriquement fondées, elle se doit cependant de viser une dimension supplémentaire, et de soutenir que les savoirs établis ne peuvent suffir pour être à la hauteur de la source vive d’une « connaissance productive du Réel » (René Char). Ce que l’on peut espérer d’un Espace analytique est de permettre de supporter de ne pas savoir à l’avance ce que l’on va découvrir et qui nous saisit. Il s’agit de promouvoir une recherche orientée quant au fil et aux hypothèses à tenir, sans être cependant programmable quant au but à atteindre, et de maintenir le désir en soutenant l’espoir d’obtenir ce surcroît corrélatif de la saisie du sujet par l’objet qui le trouve.
Nous pouvons poursuivre en précisant cette équivoque inhérente à la passion de l’ignorance qui, comme toute passion véritable, se tient entre le désastre et la grâce, pouvant conduire aussi bien à l’enlisement mortifère qu’à la puissance créatrice. La position éthique n’est pas de se débarrasser de la passion, mais bien de se tenir critique et droit sur la ligne de crête afin d’éviter le pire et ouvrir à l’insoupçonné.
– Dans sa version péjorative, l’ignorance serait l’objet convoité par la passion qui ne se l’avoue pas. La passion de l’ignorance consisterait en une tentative de saturer toute surprise par les savoirs établis et les statistiques prédictives, s’assurant ainsi de l’impossibilité de tout nouveau savoir à la partir de l’insu, à l’instar de ce personnage qui ne cesserait pas d’essuyer ses lunettes afin de s’assurer de ne rien y voir d’étrange et de surprenant.
– Dans sa version productive, l’ignorance constitue la cause insue et productive de cette passion qui s’attache au savoir : la passion de l’ignorance s’ancre alors dans la prise en compte du fait que toute connaissance véritable ne peut trouver sa source que dans une « ignorance qui s’ignore » (Canguilhem) ou une « certitude anticipée » s’affirmant depuis l’obscur selon la torsion d’un temps logique. Dans l’ordre d’une telle passion, la connaissance arrachée à l’obscur est un acte qui produit une transformation, un chemin engagé et performatif frayé dans la contrée explorée.

Je terminerai ce mot en souhaitant pour chacun qu’Espace analytique de Belgique puisse constituer un champ de collégialité où expérimenter la valeur productive, tant au niveau clinique que des savoirs, de ces hypothèses opérantes de la psychanalyse, et en soutenir avec enthousiasme la spécificité dans un esprit d’ouverture afin de relever ensemble les défis contemporains de nos pratiques.

Antoine Masson
Président Espace analytique de Belgique
20 juillet 2O23
Ce texte est la reprise écrite du propos oral tenu le 17 juin 2023 en début de son mandat.

 

 

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